Si la flemme est souvent associée à des humeurs négatives telles que la fatigue ou l’ennui, l’exposition La flemme ~ joy of missing out cherche au contraire à revendiquer, non sans ironie, l’état de flemme comme une libération volontaire de toute injonction comme de toute intention de faire. La flemme devient ici une forme active plutôt qu’une attitude amorphe qui paralyserait celui ou celle qui en serait atteint·e. Une fois affranchie de son aspect négatif, la flemme ne traduit non plus une impuissance à faire mais davantage la puissance de ne pas faire. Être à l’écoute de sa flemme c’est faire le choix du repli temporaire, de la mise en veille ; c’est croire en une énergie molle, à un état tiède, ni brûlant ni froid mais qui pourtant infuse, à un temps de digestion actif quoiqu’un peu engourdi.
Se soustraire au dynamisme et à l’injonction de produire encore plus n’est pas chose simple. La plupart des slogans et des messages qui nous entourent sont des invitations au dépassement de soi : Impossible is Nothing, Just Do It, Think Different [1]… Le syndrome du FOMO (fear of missing out, peur de rater quelque chose) est la répercussion directe du trop-plein de positivité induit dans de telles formulations. Alimentée par les outils de la technologie moderne, cette anxiété sociale est caractérisée par l’inquiétude constante de manquer une nouvelle ou un quelconque événement. Pour pallier cette angoisse de l’occasion manquée, la flemme semble être une solution efficace. À travers sa capacité à laisser passer les choses sans les saisir, elle nous invite ainsi à imaginer notre propre inactivité sous le prisme de l’acronyme saugrenu du JOMO (joy of missing out, ou la joie de rater quelque chose).
S’il est question d’ironie dans l’exposition La flemme ~ joy of missing out c’est avant tout parce que dans le contexte de la «société de la performance» [2] dans laquelle nous vivons, où faire beaucoup c’est exister encore plus et sans limite, choisir de se retirer, de se ramollir, est perçu comme un geste fort et radical. Face à l’hyper-sollicitation entretenue par un système capitalisant sur l’hyperactivité et le multitasking, la résistance passive de Bartleby déclarant à son patron «I would prefer not to» [3] (je préfèrerais ne pas), s’avère désarmante. Ce refus de ne pas faire, ou de préférer ne pas faire, devient naturellement subversif dans une société qui encourage autant à l’auto-exploitation et au rendement, qu’à l’impératif d’être soi-même et de se réaliser comme sujet performant.
Concevoir une exposition sur la flemme, c’est aussi concevoir une exposition avec elle. Bien que les artistes dont le travail est présenté ici ne cherchent nullement à établir une illustration stricte de celle-ci, elle résonne à bien des endroits dans leur pratique ou dans leur discours. Ainsi, les artistes de La flemme ~ joy of missing out sont à la fois présent·es et absent·es. Présent·es d’abord parce que c’est la rencontre de leurs différents travaux qui fait exposition ; mais absent·es ensuite car si certain·es ont choisi de s’en remettre aux visiteur·ices pour qu’il·elles déterminent le sens de l’œuvre, d’autres convoquent les notions de repli, de retrait, voire d’effacement ou de disparition, se saisissant à leur manière de cette flemme émancipatrice.
Juliette Hage
[1] Impossible is Nothing (Rien n’est impossible) est le slogan historique de la marque de sport Adidas, Just Do It (Fais-le) celui de Nike et Think different (Pensez différent) est celui d’Apple.
[2] Dans La Société de la fatigue, le philosophe Byung-Chul Han décrit le passage de «la société de la discipline» (décrite par Michel Foucault) à « la société de performance » dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Cette dernière est caractérisée avant tout par la notion de positivité tandis que la société de la discipline était définie par la négativité de l’interdit. Ce changement de paradigme engendre un passage du devoir au pouvoir, le sujet autrefois obéissant devient sujet performant.
[3] Herman Melville,Bartleby, the Scrivener: A Story of Wall Street (1856)
L’exposition est aussi un clin d’œil à «La Fatigue», un cycle d’expositions présenté chez Florence Loewy (Paris) conçu par Franck Balland, à l’origine de cette invitation à Image/imatge.
Nous remercions le Fonds Kervahut / Collection Laurent Fiévet pour le prêt de l’œuvre de Elsa Werth, les collectionneurs privés et la Galerie Exo Exo pour les œuvres d’Adam Bilardi, la galerie Nir Altman pour l’œuvre de Ndayé Kouagou, ainsi que tous·tes les artistes.